Lupano - Voler...

Oui, mais pour qui ?

Posté par Frédéric Bosser le 14 juin 2013 dans le Blog


Un nouvel album sur un scénario de Wilfrid Lupano est devenu un rendez-vous que l’on apprécie tout particulièrement à la rédaction, car on sait qu’il sera inattendu. Une gageure dans ce flot d’albums qui déferle tous les mois. Ma révérence ne faillit pas à la règle et nous avons plaisir à vous le présenter. À en croire son auteur, c’est sûrement un de ses albums les plus personnels…

 

Que raconte cette histoire ?

 La préparation du braquage d’un fourgon blindé par deux individus rêvant d’une nouvelle vie, ailleurs. C’est aussi et surtout une chronique de la France d’aujourd’hui. Si ce récit est une fiction, la plupart des situations racontées dans l’album sont vraies. Elles proviennent bien souvent d’anecdotes que j’ai entendues ou de rencontres que j’ai faites pendant les quinze années où j’ai travaillé dans des bistrots et des night clubs. Depuis l’écriture de mes premiers scénarios, ces histoires me revenaient sans cesse en tête, elles remontaient à la surface systématiquement dès que j’essayais de produire de la fiction. Alors j’ai décidé de toutes les mettre dans le même récit, et de m’en servir de matériau de base. J’avais le sentiment qu’en les assemblant d’une certaine manière, elles dressaient un portrait intéressant de notre époque. Ma révérence est né comme ça. 

 

Pouvez-vous nous donner des exemples ?

La scène de la boîte de nuit, notamment, peut paraître totalement folle, mais c’est une histoire que j’ai vécue alors que j’étais portier. Idem quand le personnage principal se retrouve menacé d’un pistolet dans la bouche au fond d’un parc [planche 37]. C’est arrivé à un copain de l’époque... 

 

C’est donc un récit que vous portez en vous depuis longtemps…

Je l’ai écrit il y a six ans, deux ans après avoir arrêté ma vie de travailleur nocturne. 

 

Est-ce un album sur les « losers » ?

J’aime bien les antihéros, ça se voit dans mes bouquins. Mais Vincent [le personnage principal], pour moi, n’est pas un loser. Dans le livre, il évoque justement le thème de la réussite, et dit, en gros, que cela ne l’intéresse pas de gagner à un jeu dont il trouve les règles absurdes et inhumaines. Le terme de loser va mieux à Gaby, son acolyte. Mais Gaby est un personnage excessif. Ces mecs incapables de sortir une phrase sans dire « pédé », « communiste », « bougnoule », « bicot », « youpin », « raton », « melon », « gris »… j’en ai côtoyé des dizaines et des dizaines depuis l’enfance. Le plus étonnant, c’est qu’après une longue tirade sur les bougnoules, ils sont capables d’aller jouer à la pétanque avec leur pote Mohamed, sans se rendre compte de la portée de leurs propos ni de leur paradoxe. Ce ne sont que des tics de langage... Et quand on leur fait remarquer que Mohamed est un peu « bougnoule » sur les bords, ils répondent « Oui ! Mais Mohamed, c’est pas pareil ! » J’ai vraiment une passion pour les gens capables de ce genre de construction mentale. C’est une carapace sociale du pauvre, une technique de survie un peu low cost qui en vaut une autre après tout. C’est un système de défense que j’ai retrouvé, sous une autre forme, lorsque j’étais portier en club gay. Il y avait là des hommes qui venaient tous les week-ends, qui repartaient avec des garçons, mais qui parvenaient à échafauder de grandes théories pour m’expliquer qu’ils n’étaient pas homo au sens strict parce qu’ils n’étaient pas « passifs » par exemple. Et certains arrivaient même à tenir des propos homophobes. C’est très complexe !

 

Cet homme, Vincent, qui prépare un braquage « humanitaire » pour en redonner une grande partie aux bonnes œuvres avant de partir retrouver son amoureuse en Afrique et qui vient d’avoir un enfant... C’est aussi du vécu ?

Pas par moi, mais par un copain. Ca s’est passé en Bolivie. Son histoire ne s’est pas bien terminée. Ce type ne s’en est jamais relevé. D’où sa présence à mon comptoir... J’ai transposé cette histoire en Afrique. Ça me paraissait illustrer parfaitement le type de rapport que l’Occident entretient avec ce continent. Symboliquement, nous y avons tous un enfant un peu renié, il me semble... Quand à ce braquage humanitaire, cela rejoint la thématique de Crimes et Châtiments que Vincent évoque aussi dans le livre : si je tue et vole pour faire le bien, est-ce si mal que ça ? 

 

Pourquoi avoir adjoint à Vincent un cas social comme Gaby Rocket… 

C’est un duo en contrepoint. Le clown blanc et l’Auguste. C’est très efficace, en narration. Mais ce sont aussi deux produits de la société française, différents, mais complémentaires, que je ne hiérarchise pas. Récemment, avec les manifs contre le mariage pour tous, on a pu voir à quel point les Français étaient... différents.

 

Pouvez-vous nous parler un peu du dessinateur, Rodguen ?

Rodguen travaille depuis dix-huit ans pour la compagnie Dreamworks à Los Angeles. Il a travaillé à différents postes sur des films comme Le Prince d’Égypte, El Dorado, Madagascar, les deux Kung Fu Panda, et il est désormais réalisateur sur le prochain court métrage de la licence Kung Fu Panda, qui sortira avec le DVD du troisième opus. Il est d’origine picarde et a étudié aux Gobelins, en même temps qu’Alary. Quand il est arrivé chez Dreamworks, ils étaient quinze, maintenant, ils sont environ trois mille, répartis dans deux studios, Los Angeles et Palo Alto. Autant dire qu’il fait partie des meubles. Ma révérence sera sa toute première BD. 

Comment vous êtes-vous connus ?

Il avait posté sur Internet, et plus précisément sur le site Café Salé, des planches qu’il réalisait pour la revue collective Flight Comics. J’ai adoré son travail, donc j’ai fini par le contacter pour savoir si, par hasard, il n’avait pas envie de dessiner une de mes histoires. Comme il connaissait (et appréciait) mon scénario d’Alim le tanneur, il m’a répondu qu’il n’avait rien contre cette proposition, mais qu’il n’aurait sûrement pas le temps de s’y atteler. De fil en aiguille, il m’a proposé de lui envoyer quand même, histoire de ne pas avoir de remords. Ce que j’ai fait…

 

Ce qui veut dire que tout était écrit ?

Oui, j’écris souvent mes scénarios intégralement, sans éditeur et sans dessinateur. J’aime bien travailler comme ça, sans toujours savoir qui va dessiner mon histoire. Cela m’offre une plus grande liberté. Mais c’est aussi plus risqué.

 

En tout cas, ce scénario lui a plu...

Sans le vouloir, j’avais écrit un scénario qui l’avait touché, car il reprenait des thématiques qui lui sont chères. Du coup, il m’a répondu qu’il voulait absolument le faire, quitte à travailler le soir et les week-ends. Il a même demandé à Dreamworks de ne travailler que quatre jours par semaine pour avoir un jour de plus. Si cela lui a été refusé dans un premier temps, ils ont fini par accepter quelques mois plus tard avant de lui refuser de nouveau. Très souvent, j’ai cru que ce projet allait s’arrêter en plein vol du fait de son emploi du temps démentiel, mais il a tenu le coup et même si cela a pris du temps, près de trois ans et demi, nous y sommes finalement arrivés. On s’est vraiment bien entendu dans le travail à deux et la mise en scène de cette histoire, malgré la distance et le décalage horaire de neuf heures. Pendant deux de ses séjours en France, on a même pu se croiser pour faire avancer l’album. Mais l’essentiel a été fait via Internet.

 

Pourquoi la bande dessinée et pas des romans ?

Bien que fan de bande dessinée depuis tout petit grâce à mes parents, je me suis mis à en écrire par hasard. Mes premiers travaux d’écriture se sont naturellement tournés vers le roman. La bande dessinée, j’y suis venu quand des copains dessinateurs, Frédéric Campoy et Roland Pignault, qui étaient aussi musiciens et qui jouaient souvent dans mon bar, m’ont proposé de les aider à développer un projet qu’ils avaient initié. C’était pour Little Big Joe, chez Delcourt. C’est là que mes ennuis ont commencé ! (Rires.) Même si ces deux albums n’ont pas du tout marché, cela ne m’a pas empêché de continuer à vouloir écrire des scénarios. Dans la foulée, j’ai écrit Alim le tanneur, et une première version de L’Assassin qu’elle mérite, entre autres, qui a paru beaucoup plus tard. Comme je ne savais pas trop comment m’y prendre, j’ai écrit directement l’intégralité de mes scénarios, avec tous les dialogues, les descriptions, la documentation, sans passer ni par des pitchs ni par des synopsis... ça m’aidait à avancer. Je continue à faire comme ça, je ne sais pas faire autrement.

Pour le roman, j’y travaille aussi, régulièrement. Depuis toujours. Mais je suis rarement content de ma production, alors...

Est-ce que la bande dessinée ne limite pas une plume littéraire comme vous ? 

Non, pas quand on travaille avec un immense dessinateur et metteur en scène comme Rodguen. Chez lui, chaque personnage a une intention de jeu quand il dit sa tirade. Sa grande expérience dans le métier d’animateur fait qu’il y a une vie dans chacun des faits et gestes de ses personnages. J’avais décelé cela dans les pages que j’avais vues sur Internet. 

 

Vous semblez affectionner les longues histoires…

Quel scénariste n’en voudrait pas ? Il n’y a qu’en bande dessinée que l’on est obligé de saucissonner ses histoires en plusieurs fois. Fort heureusement, les éditeurs font de moins en moins la grimace devant des projets qui demandent plus de place. Cela dit, s’il m’arrive d’aimer la contrainte du 48 ou du 56 pages, je dois dire que j’en ch… dans ce type de format. C’est plus facile quand on a un seul personnage principal comme XIII ou Lucky Luke. Moi, je ne peux pas m’empêcher d’avoir des wagons de personnages, des histoires à tiroirs... Le temps de présenter tout le monde, j’en suis déjà à 46 pages. Le format classique appauvrit parfois ma façon d’écrire… 

 

Comme il vous arrive d’écrire avant même de savoir qui va dessiner, est-ce que vous faites du case par case ?

Je fais du page par page, car ça m’est nécessaire pour structurer mon récit. J’ai besoin de savoir où sont mes ruptures. Le case par case, ça m’arrive, ça dépend des dessinateurs. Certains me le demandent, mais ce n’est qu’un point de départ pour le story-board.

 

Avec ce livre, qui fait suite au Singe d’Hartlepool, à L’Assassin qu’elle mérite et L’Homme qui n’aimait pas les armes à feu, on a l’impression que vous arrivez à une certaine maturité dans votre travail… Est-ce que vous partagez notre avis ?

Je remarque juste que, bien qu’écrivant des trucs un peu « bizarres », on me fait davantage confiance. Je pense qu’il y a quelques années, on m’aurait refusé un projet comme Ma révérence. Pour le reste, c’est difficile à dire, car si les albums viennent de sortir, ils ont souvent été écrits il y a bien longtemps. Quatre ans pour Le Singe, six ans pour Ma révérence et dix ans pour L’Assassin qu’elle mérite. Ce dernier titre a été écrit en même temps qu’Alim le tanneur. J’aurais donc du mal à vous dire que ce qui paraît aujourd’hui est mieux que ce que j’ai écrit il y a dix ans. L’Homme qui n’aimait pas les armes à feu et Azimut ont été écrits récemment. De manière générale, je n’ai jamais pensé carrière et je reste dans la position de celui qui est prêt à retourner faire un autre métier si plus aucun éditeur ne voulait de moi. 

 

Est-ce que votre imaginaire se tarit ?

Oh que non ! J’ai toujours une quinzaine de scénarios en cours. Je n’en parle à personne avant qu’ils soient prêts. Je suis contre les pitchs, car je pense que cela n’apporte rien. On peut raconter un bon pitch et écrire une mauvaise histoire. Imaginez seulement celui du Singe qui est l’histoire de villageois qui prennent un singe pour un Français, menaçant sans cesse de le pendre. Quand on me demandait comment cela allait finir, je répondais qu’ils le pendaient. Raconter comme ça, ça ne fait pas rêver. L’horreur va arriver petit à petit sans que personne n’inverse le cours du destin. C’est dans l’esprit de Chronique d’une mort annoncée… Pour Ma révérence, le pitch n’est pas beaucoup plus « sexy ». Il faut faire confiance aux auteurs et aux libraires. Ma manière de travailler implique que le scénario soit écrit complètement et que mon éditeur le lise.

 

Un mot sur votre frère qui vo

us accompagne sur ce projet.

Cela fait longtemps qu’on avait envie de travailler ensemble sur un bouquin. Comme il est dessinateur, graphiste, infographiste sous le pseudonyme d’Ohazar et qu’il connaissait bien les anecdotes que je racontais pour avoir souvent été dans les parages, il nous a rejoints pour faire les couleurs de l’album. Des couleurs simples, narratives, qui respectent le dessin de Rodguen. C’est aussi simple que ça. Mais c’est difficile de faire simple.


Photo © Olivier Roller