Jean-Claude Carrière -

Sa vie est un dessin

Posté par Frédéric Bosser le 15 octobre 2013 dans le Blog


C’est à son domicile parisien au pied de la butte Montmartre que Jean-Claude Carrière nous a reçu pour nous parler de son drôle de livre, Dessins d’occasions. La discussion a très vite dévié sur son amour du dessin et les auteurs qui ont magnifié le trait depuis le début du siècle dernier. Il faut dire que nous étions fort bien entourés avec ses murs remplis de dessins signé Pierre Etaix, Jean Cocteau, Odilon Redon, Antonin Artaud, Fédérico Fellini, Julian Schnäbel, Andrezj Wajda, le peintre Matta…

C’est un drôle de livre que vous nous proposez…
Ce n’est pas une bande dessinée mais presque. Le premier argent que j’ai touché, c’était en vendant mes dessins dans la presse. C’était avant même d’écrire. Encore étudiant, je travaillais pour Samedi Soir et France dimanche sous le pseudonyme de Carton. C’était des dessins très simplifiés, souvent sans légende. Le cérémonial était le suivant : on déposait chaque semaine notre pochette rempli de dessin sur une table ronde à côté d’autres dossiers. Deux jours plus tard, on venait la reprendre et en fonction, des dessins qui n’y étaient plus, on savait combien allaient être édités. C’est une méthode très curieuse. Les tarifs étaient tout à fait raisonnables et je me souviens qu’avec mon premier argent, j’ai pu inviter ma compagne au restaurant. Nous avions même les moyens de nous payer le bus pour y aller, c’est dire !

C’était quand ?
Dans les années 50. J’ai souvenir d’avoir vu quelques grands noms de l’époque comme Bellus, jeter des coups d’œil dans nos dossiers pour nous piquer des idées. (Rires.)

Avez-vous sympathisé avec certains ?
J’ai été très proche de Chaval. Comme il était très ami avec Pierre Etaix que je côtoyais déjà beaucoup, on s’est beaucoup vu pendant quatre-cinq ans. Puis il a eu le destin que vous connaissez… [Il s’est suicidé] Un des rares auteurs de cette période que je regrette ne pas avoir connu, c’est Bosc. Lui aussi s’est suicidé d’ailleurs. J’ai aussi été très ami avec Reiser dont le tibia s’est brisé net alors qu’il marchait dans la rue. Il avait le cancer des os et ne s’en était pas aperçu. J’ai gardé en ma possession, un ou deux dessins de lui.

Quel souvenir gardez-vous de Chaval ?
C’était un homme qui savait raconter des histoires. Je me souviens très bien d’une de ses anecdotes. Alors qu’il se trouvait au théâtre à Bordeaux, seul à l’orchestre, il entend quelqu’un qui l’appelle du balcon. S’engage une discussion entre eux. Voyant que l’échange dure, il lui propose de venir le rejoindre en bas, puisqu’une place est libre à côté de lui. Là, son copain lui répond que c’est impossible car il est accompagné d’une pute. A ce moment-là, une femme passe la tête au dessus du balcon et lui dit « Bonsoir monsieur ! » (Rires.)



C’est assez cocasse en effet comme situation ?
Vous savez ce qu’il a fait au festival de Cannes ? L’année où son film Les oiseaux sont des cons gagne un prix au festival de Cannes, Le Président de la télévision française qui s’appelait à l’époque Monsieur Contamine étant gêner par ce titre dit Les oiseaux sont des… oiseaux ! Chaval monte alors sur scène, prend le micro et remercie Monsieur Oiseautamine. Il avait toujours des reparties formidables. C’était un homme très brillant.??A quand remonte votre envie de dessiner ?
Très tôt. A huit ans, je recopiais les dessins que je trouvais dans les encyclopédies. Plus tard, j’ai suivi quelques cours. Ma première femme étant élève aux Beaux-arts, je fréquentais assidûment un atelier de gravure. Le dessin est comme un compagnon de route. Si je ne m’estime pas être un grand dessinateur, j’ai une grande mémoire visuelle. Je suis capable de restituer des heures après, une personne que j’ai croisée. Juste avant que vous arriviez, je dessinais une femme extraordinaire que j’ai vue ce matin dans un grand magasin parisien. J’ai réalisé des milliers de dessins et ce n’est qu’une partie infime que vous voyez dans ce livre.

Aujourd’hui, cette activité vous ne l’a faite que par plaisir…
Absolument encore qu’elle m’est très utile au cinéma. En un coup de crayon, je peux expliquer ce que je souhaite. Je peux montrer à un metteur en scène comment je vois une silhouette, un costume, un décor, un angle de caméra… Tiens voilà que me reviens une autre histoire vécue racontée par Chaval…


Nous sommes tout ouï !
Invité à un repas de noces dans la région de Bordeaux, il se retrouve placé à côté d’une personne qui ne connait pas trop les usages du monde. Découvrant le rince doigts sur la table, il demande au serveur ce que c’est. Quand ce dernier lui répond que c’est un rince doigt, ce monsieur se retourne vers Chaval et lui dit « A sotte question, sotte réponse ! »

On vous sent très porté par le dessin humoristique…
C’est vrai ! Ce qui est étonnant, c’est de voir combien se sont suicidés. L’humour a tué beaucoup de monde. J’ai été un des premiers financiers du Café de la gare. Du coup, j’avais mes entrées. Cela m’a permis de fréquenter toute la bande du Café de la Gare et d’être très ami avec Pierre Desproges. Je fais parti de ces rares privilégiés qui ont reçu un télégramme au lendemain de sa mort où était inscrit « Pierre Desproges est mort du cancer. Etonnant, non ? » C’était un homme plein d’esprit, tout comme Roland Topor d’ailleurs.

Vous l’avez aussi connu ?
Ce dernier buvait et mangeait beaucoup. Il en est quelque part, mort. Avec Henri Salvatore, il avait un rire que tout le monde reconnaissait. Le seul de la bande avec qui je n’ai finalement pas été proche a été Coluche.

Vous êtes vous essayé à la bande dessinée ?
Oui, vers 10-11 ans. C’était des histoires de cow-boys, faites aux crayons de couleurs. Encore une fois, le dessin est vraiment venu avant l’écriture.

Votre enfance est-elle entourée de dessins et de livres ?
Pas du tout ! Je suis issu d’une famille de paysans vivant au fin fond du massif central où il n’y avait rien de tout cela. Le seul journal que nous recevions à la maison était L’Eclair du midi, où il n’y avait ni photos, ni dessins. La première image que j’ai vue, c’était dans les albums de Tintin. Je me souviens avoir épluché avec un copain toutes les cases de ces albums. C’était notre seule source de renseignements visuels sur le monde qui nous entourait. Autrement, il fallait attendre d’aller chez le coiffeur du village voisin pour découvrir quelques pages dans les magazines.

Comment est-ce que cette boulimie de dessins est perçue par votre entourage ?
Je devais être assez doué car mes parents m’encouragent dans cette voie. Par chance, ma route m’a fait plus tard croisé celle d’un prêtre qu’on appelait Pythagore et qui m’a laissé libre accès à sa chambre garnie de livres. Tous les jeudis après-midi, il me donnait à agrandir des dessins qui allaient être ensuite montrés aux autres élèves. J’ai ainsi dessiné des romains, des bâtiments antiques, etc.

A quand cette verve humoristique ?
Très rapidement ! J’ai souvenir avoir réalisé au collège des dessins anti-hitlériens que je m’empressais de montrer à mes copains. Un des ses dessins a d’ailleurs été utilisé plus tard par Louis Malle dans Au revoir les enfants. J’avais déjà un certain goût pour la dérision. Après il est clair qu’il aurait fallu que je pousse encore plus loin cette pratique pour pouvoir en vivre. Pour être bon, il faut la pratiquer au minimum quatre heures par jour voir plus. C’est comme la musique. Rubinstein disait qu’au bout d’un jour sans jouer, il s’en apercevait, au bout de deux, c’était ses amis et trois, c’était le public !

Pourquoi ne pas avoir persévéré dans le domaine ?
En prenant les choses comme elles se présentaient, je me suis tourné vers d’autres domaines. Je n’ai jamais eu de plan de carrière… ni de choix de vie d’ailleurs. Ce serait facile de dire le contraire maintenant.

Comment expliquez-vous l’évolution du dessin qui est passé du comique de situation dans l’esprit de « Ciel mon mari » à des dessinateurs plus cérébraux comme Chaval, Bosc, Testu, etc.
Il y avait en effet d’un côté, les peintres dits bourgeois comme Aldebert, Faizant, Peynet,  ou Bellus, que nous détestions car leurs travaux n’avaient rien de dérangeants et de l’autre, les Bosc, Chaval et Testu puis plus tard Roland Topor. N’oublions pas d’ajouter à cette liste, Saul Steinberg , Charles Addams [La Famille Addams] et André François qui sont de purs génies. Ces auteurs étaient très marqués par le mouvement surréaliste. Ceci peut expliquer ce changement dans l’approche du dessin de presse et d’humour.

Avez-vous connu André François ?
C’était l’idole de mon ami, Pierre Etaix au même titre que Ronald Searle d’ailleurs. Nous avons été très tristes quand nous avons appris que son atelier avait brulé. [Comme André François ayant toujours refusé de vendre ses originaux, tout est parti en fumée] Nous nous sommes beaucoup fréquentés de son vivant. Il a d’ailleurs signé l’affiche de plusieurs de mes films dont Le Soupirant et Max mon amour. Il était d’une grande douceur. J’adore son gag « au marteau » en trois actes. Dans le premier, on voit un homme planté un clou. Dans le second, il en plante un second et sur le troisième, on le voit accrocher le marteau sur les deux clous. Quel génie !

Avez-vous fréquenté la bande d’Hara-Kiri ?
J’ai été proche de Reiser, du Professeur Choron et sa fille, Michèle Bernier. Par contre, je n’ai jamais rencontré Cabu. Il faut dire qu’à ce moment-là, j’étais très pris par le cinéma.

Quand avez-vous cessé de proposer vos dessins à la presse ?
Vers 27-28 ans. En revenant de la guerre d’Algérie, j’ai commencé à travailler pour Pierre Etaix et comme lui dessine bien mieux que moi… Ma pratique du dessin est alors devenue très personnelle. Par contre, je n’ai jamais cessé de gribouiller dans mes carnets. Je n’ai juste plus dessiné publiquement si je puis dire.

Qui décide de les rendre public ?
Un de mes amis, Jean-Michel Arnold, a eu l’idée du livre et m’a amené Frédéric Pajak, le directeur de cette collection chez Buchet-Chastel. C’est lui qui à partir de mes carnets a fait une proposition. J’ai juste retiré quatre-cinq dessins que j’aimais moins.

Dans votre préface, vous évoquez Doisneau et son souci du détail…
Encore une belle anecdote ! Alors que nous traversions un pont à la hauteur du Châtelet, je lui fais remarquer la beauté de la brume qui enveloppait la Seine.  Robert me répond : « Tu dis cela parce que tu commences à devenir vieux ! » Devant mon étonnement, il m’explique que « …quand on vieillit on ne voit que l'ensemble, et il faut lutter pour trouver le détail. » Voilà une leçon d’une grande justesse que je n’ai cessé de garder en mémoire. Et cela vaut aussi pour l’écriture.


Comment cela ?
Quand j’écris aujourd’hui un scénario, si je maîtrise plutôt bien la structure d’ensemble, je vois bien que j’ai tendance à négliger le détail. J’ai moins ce problème avec mes dessins qui sont des récréations.


Quel est le déclencheur d’un dessin ?
Une rencontre ou une scène vécue. Récemment, j’ai croisé la route d’une femme qui donnait le biberon à son bébé placé sur son dos. Je n’ai pas pu m’empêcher de la dessiner en rentrant. La vie est un éternel cadeau…

Vous aimez bien placer des notes sur vos dessins…
Cela me permet de les situer. Jean-Michel Arnold a dit que c’est le journal de ma vie. Il n’a pas tort ! (Rires.)

Un dessin doit-il toujours raconter quelque chose ?
Il doit avant tout montrer. Montrer, ce n’est pas raconter. Mes dessins sont juste des propositions. Aux lecteurs de se faire leur propre histoire.

Vous dessinez toujours après coup !
Il est en effet assez rare que je dessine en direct.  J’aime bien dessiner dans l’intimité de mon bureau. Je fais aussi beaucoup de dessins de manière quasi automatique. Je les appelle les dessins « au téléphone. » La, je laisse aller ma main. Parfois ca vire à l’abstraction… Je les compulse régulièrement pour trouver des idées qui vont me servir dans mes diverses activités.

Parlez-nous de votre collaboration avec Jacques Tati…
Lors de notre première rencontre, je me souviens avoir dit à la sortie du restaurant, une phrase du genre : « C’est amusant quand il pleut, les voitures ralentissent et les passants accélèrent. » Tati m’a regardé et s’est montré étonner de voir que j’observais la même chose que lui. Pourtant, je l’avais dit en toute naïveté…

Que pensez-vous de la nouvelle génération ?
Comme il y a beaucoup moins de  journaux qu’avant, je les connais moins.

Va-t-on vous revoir en bande dessinée après votre expérience avec Yslaire sur Sous la Révolution chez Futuropolis ?
La première fois qu’il est venu me voir, il voulait faire un livre autour de la Révolution Française. On s’est très vite bien entendu… et j’ai beaucoup aimé cette expérience inédite pour moi. Il était aussi très intéressant de voir comment Bernar allait mettre en images l’installation la première installation du musée du Louvre. Il est question d’une nouvelle collaboration avec lui. Il est prévu de se voir lors de son prochain passage à Paris.

Et dans l’immédiat ?
Je travaille à l’adaptation de La Corne de Brume, un livre écrit et dessinée par Etienne Delessert. C’est l’histoire d’Ulysse…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DESSINS

D'OCCASIONS

Par Jean-Claude Carrière

Aux Éditions Les Cahiers dessinés

Disponible

 

 

 

Photo © Frédéric Bosser