Éric-Emmanuel Schmitt

Un essai réussi...

Posté par Frédéric Bosser le 25 juillet 2013 dans le Blog


Éric-Emmanuel Schmitt qui s’attaque
au 9e art, c’est un événement que l’on attendait avec impatience. En créant le personnage de Poussin 1er pour Janry,
le dessinateur du Petit Spirou, l’auteur
va très loin dans son analyse du monde
qui l’entoure. Puisse l’interview qui suit vous inciter à découvrir un travail qui
mérite le détour.

 

Avant de parler de cet album que vous avez scénarisé, nous aimerions savoir ce que la bande dessinée représente pour vous.
Je crois que j’ai appris à lire grâce à la bande dessinée ! J’empruntais les albums de Tintin que ma grande sœur possédait. Le jour où je l’ai corrigée sur une scène, ma famille a découvert que je savais lire. (Rires.) Jusqu’à mes études à Normale Sup et l’agrégation de philosophie, j’ai lu autant de bandes dessinées que de romans. Je n’ai jamais établi de hiérarchie entre les deux genres. Pour moi, René Goscinny est aussi talentueux que Marcel Aymé ou Victor Hugo.
 

Lisiez-vous également les revues ?
Nous étions abonnés à Pilote, Mickey, Pif et chez mon voisin, je lisais Spirou. Ma préférence allait à Pilote. Je dévorais les pages de Cellulite par Claire Bretécher, celles de Gotlib sur Les Dingodossiers, le Philémon de Fred, le Blueberry de Giraud et Charlier, les pages de Druillet… sans oublier les grands classiques qu’étaient Astérix, Iznogoud, Lucky Luke. Tous les mercredis, j’allais chercher avec impatience mon journal dans la boîte aux lettres. Ma pratique de l’humour s’est construite par la seule bande dessinée. Je ne lisais rien de drôle en dehors de tout cela… Débuter dans la bande dessinée aujourd’hui, c’est quelque part y revenir ! Cela me permet de libérer des zones de fantaisie que je n’ai pas pu manifester ailleurs.

 

Quand avez-vous décroché de la bande dessinée ?
À l’arrivée des romans graphiques ! La littérature sollicitait mon imagination alors que le roman graphique arrêtait de le faire. J’ai été moins intéressé quand on m’a imposé la vision d’une histoire. Dans le même temps, mes études ne me laissaient plus trop de temps de libre. Du coup, je suis passé à côté de l’aventure menée par l’Association.

 

Vos parents vous ont-ils empêché de lire des bandes dessinées ?
Jamais ! Même s’ils m’amenaient beaucoup à l’opéra ou au théâtre, ils étaient dans l’ivresse d’une bande dessinée qui peut s’adresser autant aux adultes qu’aux enfants, ce qui était d’ailleurs le propre de ces années-là. Mes parents étaient autant lecteurs que nous…

 

Est-ce qu’à cette époque, vous ambitionniez d’écrire une bande dessinée ?
C’est venu un peu plus tard ! En fait, Les Aventures de Poussin 1er est un projet que je porte depuis presque vingt-cinq ans, mais je n’arrivais pas à trouver sa forme. J’avais en tête ce personnage qui se posait plein de questions philosophiques et qui arrivait toujours à des conclusions erronées. Souvent parce qu’il est entouré de gens qui ne se posent pas les mêmes questions que lui ou qui n’ont pas les bonnes réponses… Poussin a la fraîcheur de remonter au pourquoi initial, il a le pouvoir de penser que rien ne va de soi et que tout doit être interrogé. Au fond, c’est un vrai philosophe ! Platon disait que la première qualité du philosophe, c’est l’étonnement. Poussin est dans cet état d’esprit car il ne se souvient pas d’être né, d’être sorti du cul d’une poule, etc.

 

Pourquoi avoir choisi un poussin pour vous exprimer ?
Ce que j’aime dans la bande dessinée, c’est la notion d’éternité qui s’en dégage. Les personnages sont éternels et ils ont la capacité d’effacer le temps. On est dans le présent du désir. Avec Janry, nous allons éternellement dessiner le Poussin du premier matin… Il sera toujours ce petit être qui arrive sur terre et qui se pose plein de questions. Nous comptons lui faire vivre un éternel printemps !

 

Pourquoi un poussin ?
Un poussin ne ressemble pas à une poule. On dirait presque qu’ils n’ont pas de rapport entre eux. Un poussin, après quelques jours de vie, n’est déjà plus un poussin. Après, je pense aussi que l’on peut tous s’identifier à cet être.

 

Comment travaillez-vous vos idées ?
Tout mon travail est basé sur l’émerveillement et sur l’entretien de la fraîcheur comme de l’étonnement. Avoir des réponses à mes questions et m’en satisfaire ne m’intéresse pas !

 

Parfois, c’est bien d’être simple et de ne pas
se poser trop de questions. Ce doit être beaucoup plus tranquille au quotidien…

On envie toujours la bêtise quand on est intelligent. L’intelligence, c’est l’intranquillité ! Pour en revenir à votre question, j’ai appris le métier de scénariste de bande dessinée avec Janry. Cela m’a beaucoup déstabilisé au départ, d’autant qu’il m’a demandé de lui faire une proposition dessinée. Moi qui pensais que mon expérience au cinéma allait m’aider, j’en ai été pour mes frais. J’ai vite vu que cela n’avait rien à voir. En bande dessinée, les cases impriment un rythme de lecture et on peut accélérer comme ralentir l’œil du lecteur.

 

Pourquoi avoir choisi Janry ?
Les éditions Dupuis m’ont proposé une quarantaine d’auteurs et je l’ai choisi car il est au croisement du trait de Franquin et de Gotlib. C’est un digne représentant de « la ligne noir », celle de Marcinelle…

 

A-t-il respecté votre découpage ?
Complètement ! Maintenant, il accepte que je lui envoie un texte-texte.

 

Qu’avez-vous appris en faisant cette bande dessinée ?
L’économie extrême du dialogue. Je ne pensais pas que c’était à ce point ! Il faut aller sans cesse à l’essentiel. Cette grande exigence m’a surpris. Après, ce qui m’a beaucoup plu, c’est la possibilité de pouvoir dire des choses autrement que par les mots. C’est surtout le cas pour les grands dessins qui ponctuent l’album. Janry, par un simple dessin, est capable d’exprimer beaucoup de choses. Ces ellipses propres au dessin, je ne les connaissais pas. Tout cela, je l’ai découvert quand j’ai commencé à découper mes histoires…

 

Ces choses, vous les apprenez aussi en relisant des albums ?
Non ! Tout s’est fait lors de mes séances de travail avec Janry. Comme nous avions tous deux des emplois du temps assez chargés, on a mis deux ans et demi pour faire ce premier album. En même temps, il avait des doutes sur ses capacités animalières. Même si lors de notre première rencontre, il m’a dit qu’il savait tout dessiner, il a fallu qu’il apprenne à dessiner des animaux. Aujourd’hui, nous sommes en parfaite symbiose et le tome 2 est fort bien avancé.

 

Pourquoi l’animalier ?
Comme je voulais que tout soit à hauteur de poussin, l’animal l’emportait sur l’humain. C’est pour cela que je vais décrire la basse-cour et introduire finalement très peu l’être humain. On ne voit que ses chaussures… Poussin, lui, ne les voit souvent même pas.

 

Pourquoi avoir introduit des pleines pages ?
Je tenais à ce qu’il y ait des respirations entre les histoires courtes. C’était d’autant plus important que les longueurs d’histoire ne sont jamais les mêmes. De manière générale, je n’aime pas quand les histoires se succèdent sans aucune rupture entre elles.
Autour de Poussin se dégagent trois personnages importants : le ver de terre, le renard et la souris…
Le premier, c’est Satan ! C’est le serpent du jardin d’Éden… Comme le dirait Goethe, il est l’esprit qui nie. Comme les autres, il lutte pour sa survie. Pour cela, il va faire croire à Poussin qu’il est un serpent. Ce personnage sera très présent dans les albums qui suivent. Le renard représente le prédateur par excellence. Ayant une pensée assez articulée mais pas suffisamment, Poussin va souvent l’embrouiller. Enfin, il y a cette souris qui dévore les livres et qui de temps en temps régurgite du Platon, du Kant, de l’Aristote… Elle est la figure même de l’érudit, à savoir quelqu’un qui cite toujours les paroles des autres pour dire quelque chose d’intelligent.
 

Poussin est-il proche de vous ?
Si je pouvais devenir un personnage de bande dessinée, j’en serais ravi. Nous avons tous deux une conscience qui se questionne. Cette réflexion philosophique m’a rendu encore plus enfantin que je le suis dans la vie. L’enfant est spontanément philosophe lorsqu’il se pose des questions. L’adulte a la sottise de vouloir y apporter des réponses. Le philosophe est celui qui va apporter de l’intérêt aux réponses tout en sachant que la question demeure. Il a fait le deuil de la vérité. Je suis proche de cette pensée. Sommes-nous prêts à être liés à d’autres gens, qui plus est de la même espèce ? Au départ, nous ne sommes que des ego dont le monde n’est qu’une dépendance. Pour en revenir à votre question, j’ai la même faculté de dénégation du réel que Poussin. De même que la moindre rencontre avec quelqu’un engendre chez moi tout un tas de questions…

 

Pensez-vous, avec cet album, vous adresser à un plus grand public ?
J’essaie de faire rire l’enfant qui est en moi et de faire rire aux deuxième et troisième degrés l’adulte qui est en moi. Parfois, je m’adresse plus à l’adulte, parfois c’est le contraire. En général, j’essaie de mixer les deux sans avoir la prétention de penser que l’adulte est plus intelligent que l’enfant. Si c’est plus évident en bande dessinée, mon écriture a toujours été à plusieurs couches. Je n’aime pas quand la culture ou l’intelligence se voient. Je veux que cela vienne du lecteur.

 

En tout cas, il y a beaucoup d’humour dans ce premier livre…
L’humour me permet de dire des choses que je n’aurais pas mises dans un roman. Je citerais l’exemple de Poussin qui a peur de s’endormir tous les soirs. Je suis devenu insomniaque après que l’on m’a dit que mon grand-père s’était à sa mort endormi pour toujours. J’ai mis trente ans à guérir. Si je devais voir le côté positif des choses, je dirais que c’est à ces nuits blanches que je dois ma culture livresque.

Avez-vous peur du regard méprisant de votre entourage en découvrant que vous faites de la bande dessinée ?

Je m’en moque complètement ! Si j’avais peur des autres, cela ferait bien longtemps que j’aurais arrêté ma

carrière. Il faut porter en soi une forme d’audace et

d’innocence pour faire ce type de métier. Après, ce sont les autres qui vont me dire si ce que je propose est bien ou pas. Vous savez, on est l’auteur de ses livres, pas de ses succès…

 

Avez-vous d’autres envies en bandes dessinées ?

Je dois avouer que j’y ai pris goût ! (Rires.) C’est magique que d’envoyer d’horribles gribouillis à un dessinateur et d’avoir en retour des superbes dessins. Si je devais le faire, ce serait pour explorer d’autres domaines, comme l’Histoire. Mais je vais d’abord attendre les premiers retours de ce premier album avant de voir si oui ou non, je me lance…

 

Affaire à suivre !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES AVENTURES

DE POUSSIN 1ER

Par Schmitt & Janry

Aux Éditions Dupuis

Disponible

 

 

Photo © Catherine Cabro