Jacques Ferrandez - Le bout du bout ?

Posté par Frédéric Bosser le 14 mai 2013 dans le Blog


C’est au Festival d’Aix-en-Provence que nous avons retrouvé Jacques Ferrandez. Son dernier livre, L’Étranger, d’après le chef-d’œuvre d’Albert Camus, venait tout juste d’être imprimé et c’était sa première grande rencontre avec son public et les amateurs de l’écrivain. Il était sur un petit nuage…


Vous avez longtemps tourné autour de l’adaptation de L’Étranger, à croire que vous en aviez peur ou que vous ne vous sentiez pas prêt…
Je n’ai pensé pouvoir adapter ce livre majeur d’Albert Camus que très récemment. En fait, c’est l’adaptation de L’Hôte, une nouvelle extraite du livre Noces à Tipasa, qui a déclenché tout cela.

 

Quel est le rapport ?
Quand je soumettais l’idée d’une adaptation de cette nouvelle que j’avais découverte au moment où je préparais ce qui allait devenir le premier tome des Carnets d’Orient, il y a 25 ans, aux éditions Gallimard, je recevais à chaque fois une fin de non-recevoir… polie. Puis il y a de cela quatre ou cinq ans, j’ai rencontré la fille d’Albert Camus, Catherine, grâce au responsable du Fonds Camus à Aix. Lors du déjeuner qui a suivi, je lui ai signalé mon envie d’adapter L’Hôte et les difficultés que je rencontrais. Là, elle m’a dit que comme elle connaissait bien mon travail, elle était prête à me faire confiance pour adapter avec le respect qu’il se doit l’œuvre de son père. J’ai bien évidemment tout de suite téléphoné à mon éditeur chez Gallimard pour lui annoncer la bonne nouvelle.

 

Que se passe-t-il alors ?
J’associe bien évidemment Catherine, lui montrant régulièrement l’avancée de mon travail d’adaptation. Elle a ensuite beaucoup soutenu le livre à sa sortie en librairie. Sur ce, lorsque les éditions Gallimard m’ont demandé si je n’avais pas d’autre envie d’adaptation, j’ai tout de suite proposé L’Étranger. L’Hôte a été comme une porte d’entrée dans l’univers d’Albert Camus. J’ai peu à peu appris à l’apprivoiser et je m’y sens bien.

 

Quelles étaient les craintes de Catherine Camus ? Voir l’œuvre de son père adaptée sur un support associé à la jeunesse ?
Pas du tout ! Catherine est une personne très ouverte à la bande dessinée. Il y a eu peu d’adaptations de l’œuvre de son père. On peut citer le film de Visconti avec Marcello Mastroianni et Anna Karina d’après L’Étranger [1967]. On peut aussi citer un film d’après La Peste avec Sandrine Bonnaire et William Hurt et tout récemment Le Premier Homme. Je crois savoir que les ayants droit ont longtemps eu la crainte que la fameuse écriture « blanche » propre à Albert Camus ne soit pas adaptable en images. Maintenant que les choses se sont déclenchées, j’espère que cela ne va pas s’arrêter là.

 

Justement, cela vous a-t-il mis une pression supplémentaire ?
Si j’avais réfléchi à l’importance de l’enjeu, je ne l’aurais sûrement pas fait ! Adapter un texte aussi essentiel, ça fout la pétoche. On a bien évidemment peur de trahir l’œuvre. Proposer une mise en scène, une image sur un texte que beaucoup de personnes se sont approprié est un exercice difficile. Pour en revenir à votre question, ce livre fait appel à tellement de références que je connais bien et à des lieux que j’ai si souvent dessinés que je me suis lancé dans cette aventure sans trop d’arrière-pensées. Ma plus grande crainte tient maintenant au retour que je vais recevoir du public et de la presse. Pour l’instant, les premiers signes sont positifs. Pourvu que ça dure…

 

De manière générale, qu’est-ce qui vous plaît dans l’œuvre d’Albert Camus ?
Son attachement à la terre algérienne, ce qui nous fait un point en commun. Il est né là-bas et il était très attaché à ce pays. Tout le monde s’accorde à dire, y compris ceux qui le critiquent, qu’il a été un grand écrivain algérien. Peu d’écrivains ont aussi bien décrit et chanté ce pays. Détail amusant, je suis né dans le même quartier que lui, celui de Belcourt. Enfin, j’aime la dimension universelle de son travail. Ce n’est pas un hasard s’il est toujours autant lu. Ses écrits sur le terrorisme et la condition humaine sont d’une grande modernité. Camus écrit L’Étranger a 26 ans, ce qui peut expliquer que ce livre parle à la jeunesse.

 

Comment vous y êtes-vous pris pour adapter ce livre ?
En restant le plus fidèle possible. J’ai aussi cherché à garder tous les mystères et non-dits qu’il contient. Meursault est finalement un personnage assez énigmatique. Et c’est cela qui est passionnant dans ce récit.

 

Avez-vous eu du mal à vous replacer dans son contexte ?
Ce texte a été publié en mai 42 alors qu’Albert Camus l’a écrit à la fin des années 30. Je me devais de me replacer dans son contexte et j’ai tout fait pour bien le situer avant la guerre d’Algérie.

 

Avez-vous pensé le transposer à une autre époque ?
Absolument pas ! Ce texte s’inscrit dans les années 30 et doit le rester. Le premier scénario de Visconti transposait L’Étranger au moment de la guerre d’Algérie. Du coup, il plaçait l’acte comme un crime racisme… La veuve d’Albert Camus s’est tout de suite opposée à cela et le synopsis a été entièrement réécrit pour le replacer dans son contexte d’origine. Le meurtre de l’Arabe sur la plage par Meursault, scène phare du livre, est bien évidemment compliquée à mettre en scène, surtout quand on connaît les événements qui ont suivi. Ce meurtre sur la plage peut susciter beaucoup d’interrogations, encore aujourd’hui, même si Meursault dit dans le livre que c’est de la faute au soleil. Pour moi, cet Arabe est un peu son double. Il raconte aussi la vie des communautés en Algérie à ce moment-là. Il y a la population coloniale qui vit là depuis longtemps et les indigènes. J’ai eu beaucoup de mal à matérialiser ces antagonismes.

 

Comment avez-vous procédé ?
Je savais que je ne devais pas dépasser les 120-130 pages pour proposer une bande dessinée au prix d’un roman. Comme pour Alger la noire que je venais juste d’adapter pour les éditions Casterman, je suis allé « à l’os ». C’était un peu plus facile pour L’Étranger car le texte est plus court. J’ai évité au maximum le texte off qui est très présent dans le livre. Mais c’est vite redondant en bande dessinée. L’art de la bande dessinée, c’est de trouver le bon équilibre entre texte et images.

 

Quel a été votre principal souci ?
Trouver un visage à Meursault et mettre en scène cette histoire. J’espère aussi qu’il sera une porte d’entrée à ceux qui n’ont jamais lu le livre.

 

Vous restez très fidèle aux premières pages du roman…
Que j’ai d’ailleurs mises sous la forme d’un dialogue. Après, ça a été plus compliqué, car dans la première partie, Meursault parle peu et comme il le dit lui-même au juge d’instruction qui l’interroge, il n’a « jamais autant parlé de [sa] vie ». Dans la seconde partie, comme il se plonge dans ses réflexions, je ne me voyais pas imaginer des dialogues.

 

Comment avez-vous fait alors ?
Camus est venu à mon secours si je puis dire, car il écrit dans son texte que Meursault ne s’est pas rendu compte qu’il parlait à voix haute, donc à lui-même. J’ai pu le mettre en scène, seul dans sa cellule, avec le texte en off. Tous les mots, y compris ceux qui se trouvent dans les bulles, sont de Camus. Quant à la trame, je suis resté dans la même linéarité que celle de Camus.

 

Dans ce livre, vous avez deux approches graphiques : le dessin au trait et l’aquarelle…
C’est un peu ma marque de fabrique ! L’aquarelle m’a été très utile pour représenter la mer, le soleil, la chaleur.


Avant de nous quitter, vous considérez-vous comme un auteur engagé ?
Je me qualifierais plutôt d’auteur « dégagé » ! (Rires.)

 


Photo © Frédéric Bosser