Bilal & Christin -

Master Class

Posté par Frédéric Bosser le 04 juillet 2013 dans le Blog


Pourquoi avez-vous choisi tous deux de vous exprimer via ce moyen d’expression unique qu’est la bande dessinée ?

Christin : Pour en avoir beaucoup lu adolescent, c’était un langage assez naturel chez moi. Cela dit, je n’avais jamais envisagé de m’y essayer. Vous savez, contrairement à un dessinateur qui décide souvent d’en faire son métier très tôt, les intellectuels sont des bêtes à développement lent. À vingt ans, on est très niais, à vingt-cinq, on est plus diplômé mais toujours assez niais d’un point de vue créatif. Ce n’est qu’avec le temps qu’on peut espérer présenter des textes qui ne sont pas des travaux scolaires avec un début et une fin, qu’on peut développer un savoir-faire narratif, une trame originale, des personnages… bref faire des choses qui ne servent strictement à rien d’un point de vue scolaire, sauf si vous envisagez un jour d’écrire des romans ou des scénarios de bandes dessinées ou pour le cinéma !  

 

Et qu’est-ce qui vous a fait vous orienter vers cet exercice qu’est le scénario ?

Christin : Mes retrouvailles aux États-Unis avec un copain de jeunesse, Jean-Claude Mézières. Lui savait à peine écrire et moi, à peine dessiner. Mais à nous deux, nous sommes parvenus à faire une histoire courte que nous avons envoyée à Pilote, dont nous ne connaissions l’existence que par notre ami commun, Jean Giraud. Notre première BD d’humour acceptée nous a permis de gagner l’argent nécessaire pour revenir en France… Et là, j’ai continué à en écrire, au début par pur amusement et aussi par amitié.

 

Un vrai conte de fées…

Christin : Nous avions la chance d’avoir à notre disposition de nombreux journaux qui ne demandaient qu’à être remplis chaque semaine. De fil en aiguille, j’ai commencé à me prendre au jeu et éprouver beaucoup de plaisir à écrire des histoires qui allaient devenir par la suite des bandes dessinées plus longues et plus élaborées. De manière générale, comme les enjeux financiers étaient très faibles, nous avons tous bénéficié d’une liberté totale à cette époque. Nos univers ont pu se mettre tranquillement en place. 

 

Vous avez quelque part inventé ce métier…

Christin : Je dirais que je suis entré par effraction dans un monde qui était en train de se constituer. En fait, j’ai appris sur le tas en découvrant les pages de scénario écrites par René Goscinny ou Jean-Michel Charlier. J’ai eu ensuite la chance de faire des albums et de rencontrer des auteurs qui, plus tard, deviendraient majeurs dans cet art, comme Enki Bilal ici présent. 

 

Enki, une réaction aux propos que Pierre vient de tenir ?

Bilal : Comme lui, j’ai d’abord été étudiant en Lettres à la faculté de Nanterre pendant… trois mois, et si ma mémoire est bonne autant de temps aux Beaux-Arts de Paris.

 

Pourquoi ne pas être resté plus longtemps dans ces deux institutions ?

Bilal : Parce que j’ai eu très vite le sentiment que je n’y apprendrais pas grand-chose. Il se trouve aussi que j’ai gagné à vingt ans un concours organisé par le journal Pilote dans la catégorie « réaliste ». Comme faire de la bande dessinée correspondait à mon rêve le plus fou, j’ai décidé de tout plaquer pour ne plus me consacrer qu’à cela. 

 

Que connaissiez-vous de la bande dessinée ?

Bilal : J’avais lu à Belgrade [ville où il est né et a vécu jusqu’à l’âge de dix ans] des comics et des journaux édités par Disney [le rideau de fer n’existait pas dans l’ex-Yougoslavie]. Puis quand j’ai rejoint la France avec ma famille, mon père installé à Paris, j’ai découvert la langue française et sa presse pour la jeunesse, Tintin, Spirou et plus tard Pilote. Devant tous ces dessins réalistes et virtuoses, je ne me voyais pas faire autre chose. Du coup, j’ai énormément dessiné, j’allais beaucoup au cinéma, je lisais beaucoup, etc. Mes premières histoires très « lovecraftiennes », je les ai écrites seul [elles paraîtront dans le journal Pilote et seront éditées en album sous les titres L’Appel des étoiles puis Le Bol maudit].

 

Quels sont alors vos modèles ?

Bilal : Jean Giraud et Mœbius, Jean-Claude Mézières, Albert Uderzo, etc. C’est par un hasard qui était forcément écrit que j’ai fini par rencontrer Pierre Christin qui signait alors sous le nom Linus dans les pages de Pilote. La première fois que nous nous sommes parlé, c’était lors d’une dédicace où je m’étais rendu, un album de Valérian sous le bras. 

 

Pierre, un souvenir de votre première rencontre avec Enki ?

Christin : J’avais vu ses dessins pour le fameux concours Pilote qu’il avait gagné et j’avais été séduit par leur grande nouveauté formelle. Un vrai coup de foudre qui m’avait naturellement donné l’envie de travailler avec lui. Du coup, quand on s’est rencontré à cette fameuse dédicace, je ne sais plus lequel des deux était le fruit mûr prêt à tomber, mais moi, j’étais mûr. Cela dit, l’idée première que j’avais en tête, je l’ai modifiée et adaptée avant de lui faire lire. Être scénariste, ce n’est pas écrire dans sa tour d’ivoire des textes gravés dans le marbre, c’est proposer un objet qui ne demande qu’à exister puis évoluer. Un scénario de bande dessinée, tant qu’il n’a pas trouvé son dessinateur, tant qu’il n’a pas été mis en scène et transformé en images, il n’existe pas, quelle que soit sa qualité. 

Bilal : Dès notre première rencontre, nous avons évoqué un projet qui allait devenir plus tard La Croisière des oubliés. Elle avait en germe tous les jalons que nous allions développer par la suite, à savoir la politique et le social, bref des thématiques totalement inédites dans le domaine de la bande dessinée. 

 

Il est clair que vous allez alors marquer une grande rupture dans cet art, car rares étaient les auteurs qui avaient une réflexion sur le monde de leur époque.

Christin : N’oublions pas qu’entre-temps, la France a vécu un événement qu’il ne faut ni survaloriser, ni minorer : Mai 68. Des sujets qui étaient pratiquement absents jusque-là dans les arts en général commençaient à faire leur entrée dans le paysage culturel français. Cela dit, des ouvrages parlant de société, de politique, de social, d’idéologie, des rapports de force à l’intérieur d’une société… avaient commencé à être publié dès 1967. Ils annonçaient quelque part Mai 68. Ces « non-sujets » ont débarqué naturellement en bande dessinée, un domaine encore très connoté « enfance » et « adolescence ». À la base, ils étaient même interdits par une loi destinée aux ouvrages pour la jeunesse. Grâce à Mai 68, tout a fini par s’effriter et des thèmes jusqu’alors jamais abordé ont commencé à apparaître en bande dessinée. 


 

Quels sont alors vos domaines de prédilection ?

Christin : Le premier que j’ai exploré a été la science-fiction, un genre pratiquement absent de la bande dessinée française. Cela a donné Valérian avec Jean-Claude Mézières. Tout le monde pensait à l’époque que seuls les Américains étaient capables d’en réaliser. Puis avec Enki, j’ai abordé le fantastique. Ensuite, j’ai introduit la thématique des femmes avec Annie Goetzinger… et ainsi de suite. J’ai poussé des portes et un public de plus en plus important a suivi. Pour en revenir à ma collaboration avec Enki, nous avons traité du marxisme, du communisme, du terrorisme de gauche, bref que des sujets qui agitaient puissamment la société française dans les années 70. 

Bilal : Cela dit, cette révolution a mis du temps à se mettre en place dans le domaine de la bande dessinée. Ce besoin de changement n’est apparu qu’au milieu des années 70 et s’est concrétisé par la révolte des auteurs contre le système symbolisé par René Goscinny. Ce dernier a très mal vécu cet épisode d’ailleurs… À titre personnel, j’étais en pleine recherche de style. Pour moi, la révolution s’est concrétisée par les dessins très pornos que signait Gotlib dans L’Écho des Savanes. Il pouvait enfin exprimer la très grande frustration qu’il avait emmagasinée au fil des années. 

 

Comment expliquez-vous ce décalage ?

Bilal : Comme nous avions la chance d’être publiés, donc d’être dans une structure stable, peut-être que nous n’avions pas les mêmes besoins que la jeunesse estudiantine qui voulait d’un monde nouveau. 

 

Les Phalanges de l’ordre noir s’ancrent dans un contexte politique très particulier… celui du terrorisme, de la bande à Bader, des Brigades rouges, etc. 

Bilal : Pierre est arrivé un jour à mon atelier en me disant : « Tiens, j’ai écrit une histoire qui je l’espère va te plaire. » J’ai découvert un synopsis d’une grande force et décidé de me mettre au service de cette histoire. 

 

Pierre, comment vous est venue l’idée des Phalanges ?

Christin : D’un ensemble d’idées. Tout d’abord, j’étais anticommuniste et considérais que ce courant idéologique était une imposture. Pour avoir souvent voyagé dans les pays de l’Est, j’avais une idée de ce qui se passait de l’autre côté du mur. À cela s’ajoutaient les mouvements pseudomarxistes que vous avez cités plus tôt. Ils correspondaient à la lutte des faibles contre les forts. Ceux qui pratiquaient ce terrorisme, en Espagne comme en Allemagne, étaient très souvent des enfants de résistants à Franco, Mussolini, Hitler… Les membres de l’ETA étaient par exemple terroristes de père en fils. Sauf qu’eux agissaient dans des régimes certes imparfaits, mais démocratiques. Ce terrorisme aveugle s’attaquait non pas à des fascistes ou des occupants étrangers, mais à des innocents. Ce qui en changeait complètement la donne. Peu de personnes en parlaient à ce moment-là, ce qui m’a donné l’envie d’écrire à ce sujet. Sur ce, lors d’un voyage en Espagne, j’ai découvert dans un village désœuvré une plaque commémorative au peintre Goya et j’ai pensé à la série de gravures et eaux-fortes qu’il a réalisée sur les horreurs de la guerre. J’ai alors demandé à Enki de travailler dans cet esprit et de retrouver la force que j’ai pu ressentir devant les œuvres de cet immense artiste espagnol. On peut donc dire que les Phalanges sont à la fois nées d’une révolte politique et d’un choc esthétique. 

 

Est-il difficile de représenter la violence ?

Christin : Oui et non ! Quand on visionne les films américains destinés aux ados où la violence est partout, on finit par s’en foutre, on a fini par la banaliser. Notre travail plus intimiste questionne sur la violence. Sur Les Phalanges de l’ordre noir par exemple, on accompagne la problématique de nos personnages. On sait être du côté de ceux qui usent de la violence comme de ceux qui en souffrent. 

Bilal : La violence est le sujet même de la plupart de nos livres. Les personnes que l’on représente sont souvent dans une logique de guerre. 

Christin : La bande dessinée moderne est truffée de violence ! Regardez une série comme XIII, ça dégomme de partout. C’est le ressort même de la plupart des comics… 

 

Vous utilisez souvent des personnes âgées…

Christin : J’avais remarqué à cette époque que les personnages âgés étaient peu présents dans la bande dessinée. Ça m’énervait profondément. De mon point de vue, c’est dû au fait que les dessinateurs n’avaient pas assez de talent pour représenter des visages burinés par le temps. Enki est l’un des rares à savoir faire ça. 

 

Est-ce un sujet dont vous débattez entre vous ?

Christin : Pas spécialement ! J’ai dû voir un de ses dessins qui m’a fait rebondir.

Bilal : C’est de l’ordre des non-dits. J’ai dû adhérer très vite à cette envie de Pierre. J’y voyais le parcours d’une vie et ce défi me plaisait. Un visage ou une architecture lisse ne m’intéressent pas. J’aime quand le temps a fait son travail… et quand il y a du vécu. Ce qui ne veut pas dire que je n’aime que les endroits sordides. J’aime aussi le luxe dans ma vie quotidienne…

 

Pierre, comment avez-vous travaillé sur Partie de Chasse, qui reste à ce jour votre album commun le plus abouti ?

Christin : Enki terminait Les Phalanges de l’ordre noir quand je m’y suis attelé. Entre un scénariste et un dessinateur, il y a toujours un décalage dans leur travail. Quand il a fini, j’avais écrit les deux tiers de l’histoire. J’avais multiplié mes voyages et mes enquêtes sur l’Europe de l’Est qui était toujours sous régime communiste. La plupart des informations que je recueillais venaient de dissidents, le discours officiel n’ayant aucune valeur à mes yeux. Un jour, alors que j’étais à Budapest chez un sociologue, professeur à l’université, à parler des apparatchiks, de cette sclérose totale chez les élites du pays, il m’a emmené dans sa cuisine, a demandé à sa femme de faire du bruit avec les assiettes et m’a conseillé de parler de tous ces sujets avec son frère, qui était garde-chasse. 

 

Bizarre comme proposition…

Christin : Ce dernier s’occupait d’une datcha où tous les apparatchiks des pays communistes se retrouvaient pour chasser l’ours. Il m’a aussi parlé d’une piscine chauffée dans une immense bâtisse, de faucons, du froid glacial qu’il faisait dehors, du sang sur la neige quand les animaux étaient tués, etc. Ce qui n’était qu’une envie dans ma tête s’est concrétisé et, après une nuit de cogitation, j’ai foncé sur le premier téléphone que j’ai trouvé et j’ai appelé Enki. Quand je lui ai parlé de tout cela, il s’est immédiatement enthousiasmé ! 

Bilal : C’est bien loin tout ça ! (Rires.) Je me souviens juste que je me suis empressé de passer mon permis de conduire pour aller faire des repérages en voiture dans les pays de l’Est. Cela ne m’a pas trop servi car finalement, je connaissais déjà tous ces paysages. Ce qui fait que quand on s’est lancé dans cette nouvelle collaboration, j’étais prêt !

 

Pierre, pensiez-vous alors qu’Enki était capable de réaliser graphiquement ce qu’il allait proposer sur cet album ?

Christin : J’ai bien vu que son dessin était en pleine progression et qu’il saurait apporter ce petit plus métaphorique à une histoire de type réaliste. Ce serait aussi le cas pour son travail sur des photos retouchées, notamment sur Los Angeles, L’Étoile oubliée de Laurie Bloom [1984]. La photo repeinte induit une part de vérité mais aussi de mensonges, et c’est en cela qu’elle devient intéressante. Il a alors fallu que j’écrive différemment pour lui. 

 

Comment vous répartissez-vous les rôles ?

Bilal : Il est arrivé que le texte écrit par Pierre soit redondant avec mes dessins. Il fallait alors choisir entre le texte et l’image. Inconsciemment, on décidait tout naturellement si l’image devait prendre le pas sur le texte ou inversement. Les deux peuvent cohabiter, mais ne doivent pas dire la même chose, sauf si cela a un sens narratif. Dans notre collaboration, si j’ai été un bon élève tout au long de nombreux albums, je me suis peu à peu libéré et j’ai eu la chance de rencontrer avec Pierre une personne qui écoutait mes envies. À la fin, nous étions capables de nous comprendre et d’échanger rapidement. 

Christin : Être scénariste, c’est être quelque part masochiste, car la moitié, voire les deux tiers, de votre scénario ne sera jamais publiée. Beaucoup de choses ne sont que des indications pour le dessinateur. C’est de la cuisine interne ! Cela peut être une indication du genre « N’oublie de mettre une chaise dans la case 4 de la planche 2, car on va en avoir besoin à la page 14 ». Plus le dessinateur est fort, moins le scénariste aura besoin de mots. L’image va exprimer ce qu’il y a à dire. C’est un peu la même chose pour le cinéma où on écrit avant même de savoir qui vont être le metteur en scène et les acteurs. 

 

Où est le plaisir alors ?

Christin : Il arrive quand les pages vous sont livrées. C’est toujours magique ! Quand je donne un scénario à un auteur, j’ai certes des images et mon casting en tête, mais ce que je vais recevoir va être une tout autre lecture et une tout autre approche. Mes mots se retrouvent dans les images et c’est assez jubilatoire quand l’alchimie opère. Par contre, quand ça ne marche pas, on le voit très vite. Ce fut le cas avec Daniel Ceppi. Malgré notre amitié, nous ne sommes pas arrivés à ce dont nous rêvions tous deux. C’est en partie pour cela que notre collaboration n’a pas passé le cap d’un album. Je pourrais citer d’autres exemples… 

 

Enki, comment avez-vous vécu l’arrivée « rapide » de Pierre dans votre univers ?

Bilal : Ce ne fut pas si rapide que ça… En gagnant un concours initié par le journal Pilote, j’avais déjà pu placer quelques histoires courtes en tant qu’auteur complet. J’avais également participé aux pages Actualités en début de journal. René Goscinny nous réunissait chaque semaine autour d’une table pour trouver les sujets qui seraient traités…

 

Quels souvenirs gardez-vous de ces réunions ?

Enki : René avait l’art de savoir tout tourner en dérision. Je me suis mis au service de tout cela. J’ai donc connu une courte carrière dans le domaine de l’humour, chose dont je ne suis pas particulièrement fier sur le plan artistique, mais elle m’a formé. 

 

Pourquoi ne pas avoir décidé de continuer seul ?

Bilal : Sûrement l’envie de travailler avec un scénariste que j’admirais pour son travail. Je trouvais intéressant de réfléchir à une histoire très politisée qui allait paraître dans une maison d’édition bourgeoise, voire très clairement de droite… Cela dit, nous n’avons subi aucune censure dans la fabrication de La Croisière des oubliés, un récit sulfureux et politique pour cette même droite…

 

Peut-on considérer Partie de chasse comme une provocation…

Christin : Pas à mon niveau en tout cas ! J’étais plutôt contre le laxisme de la pensée et la violence envers ce terrorisme gratuit, prétendument de gauche. Dans mes écrits, je voulais montrer que c’était une impasse. Si le cinéma engagé de l’époque était plutôt sous l’influence maoïste, quelques films ont abordé les mêmes problématiques que nous. La bande dessinée étant un art populaire par son lectorat, qui a pu toucher des gens qui n’avaient pas l’habitude de lire ce genre de choses. 

Bilal : On a innové avec une matière neuve. Cela dit, nous n’étions pas les seuls dans ce cas. Des auteurs comme Comès, Auclair… ont également travaillé sur ces sujets.

Christin : Nous avons fait partie sans le vouloir de familles de pensée. J’ai d’ailleurs travaillé avec Auclair. 

 

… Ou comme un travail sur la mémoire ?

Bilal : Il est difficile de juger de l’intérieur. J’ai l’impression d’être dans la mémoire, voire même d’être « la » mémoire. L’essentiel dans mon parcours, avec puis sans Pierre, a toujours été de savoir comment traiter cette mémoire. C’est au cœur de notre travail… Et quand il m’arrive de m’en délester, elle me revient très vite. C’est le cas avec ma patrie natale, la Yougoslavie, que j’évoque dans Le Sommeil du monstre.

Christin : Je ne m’y suis pas pris de la même manière qu’Enki. Sur Valérian, j’ai affronté la mémoire, mais aussi le futur immédiat. Cette bande dessinée n’a pas de temporalité puisqu’elle se passe aujourd’hui, que Laureline est née en l’an 1000 et que les deux héros sont encore vivants au XXVIIIe siècle. Cette continuité narrative et temporelle me permet de continuer mon histoire sans avoir besoin de les doter de superpouvoirs. Je veux montrer que notre monde porte les prémices de l’avenir. Ce qui peut paraître très moderne sur le coup est très vite démodé. La bande dessinée, avec son économie de moyens, permet de voyager dans le temps avec une facilité déconcertante. Quand j’écris des scénarios de science-fiction, je m’accorde toutes les libertés. 

 

Enki, étiez-vous vous aussi féru d’actualités ?

Bilal : Si c’est ce que vous voulez savoir, j’avais déjà, malgré mon jeune âge, une conscience politique ! Au cours de mes dix premières années d’existence en Yougoslavie, j’ai appris de manière sûrement inconsciente à ne pas m’engager en politique de manière directe et triviale. J’étais vacciné contre l’engagement politique aveugle. J’étais du coup mûr pour recevoir les scénarios que Pierre m’a proposés par la suite. Il a su révéler ma passion pour ce domaine. Cela dit, je pense qu’il a été plus engagé que moi. Je crois me souvenir, Pierre, que tu as adhéré au PSU. Moi, c’est dans l’art que je me suis engagé… 

Christin : Le milieu universitaire où j’ai grandi dans les années 60 était très politique et très inhibé par le marxisme. Quand on était de gauche comme moi, il était difficile de se faire entendre si on n’était pas d’accord avec ce mouvement. Mon but a été de trouver comment parler de tout cela. Cela s’est concrétisé par des écrits, des éditoriaux, des reportages en Europe de l’Est, des œuvres de fiction et des scénarios de bandes dessinées. L’avantage de ce dernier support, c’est qu’il ne nécessite aucun investissement, si ce n’est du temps. 

 

Si vous vous passionnez pour le bloc de l’Est, vos premières collaborations parlent de la France… 

Christin : Je pense que ni moi, ni Enki n’étions mûrs pour cela. Du point de vue esthétique, les régions de France que nous avons évoquées au début de notre collaboration, je ne les connaissais pas plus qu’Enki. En fait, je sentais que le monde rural était en train de disparaître. Petit à petit, on a avancé ensemble, que ce soit sur le plan du scénario ou du dessin, pour finir avec Partie de chasse

Bilal : Notre premier souci était de trouver comment traiter des problèmes du monde. Les pays de l’Est dans les années 70 ronronnaient. Au fur et à mesure de notre collaboration, nous avons découvert l’ambition. Avec Les Phalanges, nous avions déjà quitté la France. Puis nos regards se sont en effet tournés vers le bloc communiste. 

Christin : Mon principal travail a été de nourrir l’imaginaire d’Enki. Je n’ai surtout pas cherché à le brider. 

Bilal : Sur les trois premiers tomes de la série, les idées venaient de Pierre. De mémoire, la seule chose que je lui ai demandée, c’était d’ajouter une part de fantastique, ce qu’il avait déjà fait pour Tardi sur Rumeurs sur le Rouergue. Cela dit, bien qu’il n’y ait pas de fantastique dans Les Phalanges de l’ordre noir, j’ai tout de suite accepté cette histoire car je la trouvais très originale et très bien écrite. La seule chose qui m’a bloqué au début, c’est l’idée de dessiner des vieillards. Mais très rapidement, le challenge m’a séduit… À la fin des Phalanges, j’ai réalisé un album en solo, La Foire aux immortels, avant de retravailler avec Pierre sur Partie de chasse. La suite des événements nous donne raison, car les premières planches ont reçu un excellent accueil dans le journal Pilote. N’oublions pas que notre histoire précédait la chute du mur de Berlin. 

Christin : À cette époque, le bloc de l’Est était gris et triste, il ne s’y passait rien. Personne ne connaissait vraiment la différence entre Belgrade et Budapest, entre Budapest et Bucarest, etc. Moins on en parlait, mieux on se portait. Le seul moyen, ou presque, pour s’y rendre était de partir avec des comités de la CGT. Là, on bouffait du caviar à longueur de séjour, on visitait des usines modèles, on rencontrait des femmes avec des robes à fleurs et le sourire aux lèvres. À notre retour, on se disait que le communisme était formidable… Pour recueillir des informations, il fallait rencontrer des dissidents. 

 

Comment l’album a-t-il été reçu ?

Christin : Quand l’éditeur m’a annoncé que sa mise en place serait de 100 000 exemplaires, je ne l’ai pas cru. J’étais persuadé qu’une histoire se passant à l’Est allait intéresser une poignée de lecteurs. Le livre a été très bien accueilli, bien que suscitant un brin de polémique auprès de la gauche conservatrice. Le quotidien L’Humanité n’a pas été dithyrambique à notre sujet. 

Bilal : J’ai su que ce livre resterait quand nous n’avons pas reçu de prix à Angoulême.

 

Est-ce qu’être publié dans Pilote était un avantage pour vous ?

Christin : Cela nous obligeait à être réguliers. Dans les années 70, le nombre d’albums cartonnés qui sortaient en librairie était faible. Seules des séries comme Tintin, Astérix et consorts avaient droit à ce privilège. Ce qui signifiait que, pour la plupart des auteurs, notre métier était d’abord de remplir les pages de tous ces hebdomadaires. Les réunions qu’évoquait Enki avaient lieu le lundi, on devait proposer une idée le mercredi puis livrer nos textes le vendredi, et dès le lundi suivant, un auteur illustrait vos propos. Ça pulsait en permanence ! Notre rencontre a eu lieu au moment où on commençait à penser en termes d’histoires longues et en albums. On savait donc qu’on se lançait ensemble sur un travail de longue haleine. J’ai eu la chance de rencontrer un auteur qui était dans cet état d’esprit.

 

Vous êtes-vous demandé s’il serait capable de tenir la barre du début à la fin ?

Christin : Même si j’avais déjà commencé avec un apprenti, à savoir Jean-Claude Mézières, moi, j’étais moi aussi novice. On a appris en faisant ! Pendant ces deux ou trois années avant de rencontrer Enki, j’ai appris mon métier sur le tas, j’ai appris à réduire mes textes pour laisser de la place au dessin, etc. Comme j’étais un littéraire, j’écrivais des tartines et des tartines de textes. La BD vous apprend à être très économique, au point que j’ai aujourd’hui du mal à écrire des textes longs. Derrière le dessin d’Enki, je voyais une forte personnalité et une grande envie d’apprendre, alors je dois dire que je ne me suis pas posé la question.

 

Pourquoi avoir cessé de raconter ensemble des histoires en bandes dessinées après Partie de chasse ? D’autant que vous auriez pu surfer sur le succès…

Bilal : Sûrement parce que nous étions allés au bout du bout de notre collaboration. Inconsciemment, nous savions que nous aurions du mal à aller encore plus loin. Il était impossible de trouver un sujet aussi fort. On a annoncé la fin d’un monde qui allait intervenir quelques années plus tard avec la chute du mur. 

Christin : Comme un groupe de rock, nous sommes allés au bout de notre arrangement musical. On aurait pu radoter, mais nous ne l’avons pas fait. Pendant dix ou quinze ans, nous nous sommes renforcés l’un l’autre avant de continuer chacun de notre côté. 

Bilal : Avec Partie de Chasse, portés par notre excitation, on a tenté beaucoup de choses. J’ai joué ma partition du mieux possible. Nous avons aussi été beaucoup aidés par le contexte très créatif qu’il y avait à ce moment-là au journal Pilote. À nos côtés, il y avait les Bretécher, Gotlib, Druillet, Giraud, etc. qui faisaient des choses formidables.

 

Photo © Frédéric Bosser
Images © Bilal & Christin